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À nouveau je vois les mêmes visages mais comme d’habitude je ne vois pas les mêmes choses qu’eux. C’est dur, tu sais, de se sentir dans la médiocrité, et en même temps sentir la médiocrité sourdre de soi-même. C’est comme une plaque de verre qui empêcherait toujours au moment crucial le geste décisif. Alors je vais dans l’existence, comme tant d’autres. Je me pose des questions, mais peut- être eux aussi ? Comment savoir ? J’ai renoncé à pas mal de choses, mais peut-être eux aussi ? Finalement j’ai toujours l’impression que les gens sont en avance sur moi. C’est vrai, on se plie toujours aux habitudes dominantes. Et on a raison. Sinon, on dérange les gens. Et ce n’est pas bien, de déranger les gens. Ça dérange tout le monde. Alors on se tait, je me tais, du moins, juste au moment où il faudrait parler. Pourtant, j’aime les gens, tu sais. Mais je ne les comprends pas toujours. Peut-être une question d’orgueil. Une question de retard, en fait. Évidemment, il est dangereux de se dire qu’on a raison contre tout le monde. Et pourtant tout le monde se dit ça ! C’est obligé ! Chacun est le centre du monde ! Irremplaçable ! Irréductible !
Pour chacun, tous les autres sont une menace ! Une remise en cause ! Et les
gens vivent comme ça ! C’est étonnant qu’il n’y ait pas plus de meurtres, si on
y réfléchit. Pas plus d’accidents inexplicables, de drames familiaux et
sordides, de types qui étranglent leur femme et égorgent leurs enfants, de
types qui se saoulent à mort jusqu’à se retrouver sur le trottoir, dépouillés
et la tête fracassée, une bande de voyous qui passait. Finalement les gens sont
bien élevés. Moi aussi d’ailleurs. La comédie sociale marche à plein, avec ses
bizarres moments de détente, de soulagements, ses quelques sursauts de chaleur
apprise et pourtant spontanée. Quand j’y pense, c’est une idée vertigineuse…
J’en ai bien d’autres, des idées vertigineuses. Le vertige en fait commence,
peut commencer à tout moment. Ils sont sympas, les adolescents, ils ne se
doutent de rien. Si ils savaient ce qui les attend… Comme tout devient bizarre,
avec le temps… Comme tout se révèle d’une manière toujours inattendue, comme
tout se noue… Et c’est pas fini pour moi… Je suis pas très vieux… Qu’est-ce qui
peut se passer, dans la cervelle d’un vieux ? Encore une idée vertigineuse…