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La nuit je me couche tôt mais je
ne dors pas… Mon esprit vagabonde, il arrive d'abord à passer par la fenêtre,
fermée pourtant… puis il descend dans la rue, il descend la rue jusqu'aux
boulevards. Là souvent je suis distraite par les lumières , attirée comme un
papillon. Je cherche un café ouvert, j'entre, lumière et silence, quelques
clients attardés. Je déchiffre leurs visages, un à un, pour y lire quelque
chose de toi. Ça n'arrive pas souvent, drames trop personnels, ou trop de
vapeurs d'alcool… Ils ne savent pas que je les épie, que chacun de leurs gestes
m'est une précieuse indication pour mon futur… Mon futur avec toi… Non, ils
sont trop veules… Tant de bassesse… Des plaisanteries grasses… Des gens qui au
fond ont le plus profond dégoût d'eux-mêmes. Quelquefois je surprends une vraie
personne, un visage purement désespéré, un visage noble… Je le touche avec les
doigts de l'âme… Il ferme les yeux un moment… Je pose un baiser sur son front…
Il est grand, habillé d'une manière quelconque, un peu négligé… Bien sûr il me
fait penser à toi, c'est pour toi que je reste avec lui… Je fais passer des
ombres devant ses yeux… Le bar est soudain transfiguré, et pour lui et pour
moi... Les autres n'ont rien vu… Ils ne verront jamais rien… Ils ne verraient
pas leur voisin de palier en train de crever… Lui il est différent, ça ne se
voit pas à son habillement, pas à son, allure. Ça se "voit" à autre
chose, une femme naturellement sent ce genre de choses… Peut-être une manière
d'être un peu crispée, pas naturelle, l'air d'être un peu en garde, de ne pas
vouloir se laisser aller à la fraternité factice de ce genre d'endroit… Quand les
choses sont trop difficiles pour quelqu'un, ça se sent... Moi je le sens, en
tout cas, j'y fais attention, et lui… Il me fait penser à toi, il me parle de
toi… Je l'accompagne jusque chez lui… Dès qu'il sort du bar, il a l'air de se
relâcher, de se détendre, de souffler… pourtant ça ne doit pas être quelqu'un
qui aime être seul… ni en compagnie… Tu comprends ça, n'est ce pas ? Vous
n'êtes pas des gens simples. Moi non plus. Dehors, par ce temps là, par ce
froid, passé minuit, il relève le col de son manteau, il presse le pas… Il
attend l'ascenseur, je m'y glisse avec lui… Toujours le même sordide éclairage
dans tous les ascenseurs du monde… non, pas toujours le même, mais toujours
sordide. Celui est blanc et accusateur, comme un œil glauque fixé au plafond,
et qui ne cligne pas… Et l'inévitable glace accusatrice… Le tombeau se referme
dans un bruit de mastication mécanique… La petite mort, la petite solitude
insidieuse, de l'intérieur… On ne peut même plus être dans son propre corps,
léger écoeurement… Puis le tombeau s'ouvre avec prudence, précaution : la nouvelle
dysharmonie… Il sort, je l'accompagne jusque dans sa chambre, jusque dans son
lit… Il est nu, il est beau… Je me blottis contre son épaule, je pense à toi, je
sens son odeur… il se retourne dans son sommeil, il murmure quelque chose, ses
rêves m'échappent... Il se secoue il me réveille... Je me découvre alors dans
une chambre inconnue, mal rangée, avec l'odeur de renfermé, de souci… Qui c'est
ce type qui m'a oubliée, qui ne m'a pas vue, même dans son sommeil… Je vois se
soucis et ses rêves qui défilent… Un invraisemblable bazar… Et au fond, beaucoup
de contentement, d'apitoiement sur soi-même… Brusquement, ça me dégoûte… qu'est
ce que je fais ici ? Je m'empresse de rentrer, par-dessus les toits, les rues…
toutes semblables, toutes peuplées de solitudes… j'arrive, c'est déjà le matin,
épuisée… Je pense à toi… Je pense à toi… Et toujours pas de nouvelles de toi…